X
Un nom mémorable

— Le vent forcit encore, monsieur !

En entendant la grosse voix du bosco, Bolitho donna un coup de coude à Dancer et tous deux se levèrent.

Verling et Tregorren consultaient le compas. Lorsqu’il leva les yeux pour regarder la flamme de grand mât, il put vérifier que c’était bien vrai. Le pennon sifflait et claquait dans les rafales. Le ciel était devenu plus clair, et l’aspirant s’étira dans tous les sens pour détendre ses muscles engourdis.

— Peu importe, nous parerons cette pointe de toute façon, dit calmement Verling qui, tendant le bras, ajouta : Regardez là, on voit les brisants ! Messieurs les aspirants, descendez et réveillez tout le monde. Transmettez mes compliments au major Dewar et dites-lui que nous allons passer tout près de la côte. Je ne veux voir personne sur le pont sans ordre.

Une poulie se mit à grincer. Un grand pavillon avait été frappé au mât de misaine. De jour, on aurait vu que c’était un pavillon noir, identique à celui qu’arborait le Pegaso. Il frissonna malgré son excitation.

— Viens, Martyn, on ferait mieux de se dépêcher.

Il se pinça le nez, plaqua son col contre sa bouche et ils s’engouffrèrent dans la cale. À la lueur de l’unique lanterne, les marins et les fusiliers auraient pu passer eux aussi pour une cargaison d’esclaves. Mais ils eurent un choc en songeant à la portée de cette réflexion : si l’attaque échouait, le sort des survivants ne serait pas plus enviable que celui des malheureux libérés par le capitaine Conway. Raïs Haddam avait beau recruter de nombreux mercenaires blancs pour armer sa flotte, il n’avait guère de respect pour eux. Si seulement la moitié de ce que l’on racontait sur son compte était vrai, il était plus que probable qu’il garderait les marins anglais pour remplacer les esclaves disparus.

Dewar écouta les ordres puis poussa un grognement :

— Ça commence à faire long, je me sens malade comme une bête.

Dancer toussota avant de risquer :

— Quant à moi, je suis bien content que nous soyons restés là-haut, monsieur.

Les fusiliers échangèrent un regard et Dewar explosa :

— Bande de gosses de riches, va ! Je parle de l’inconfort ! Pour l’odeur, ce n’est pas pire que sur n’importe quel champ de bataille !

Il s’esclaffa en voyant la tête de Dancer et enfonça le clou :

— Surtout au bout de quelques jours, quand les corbeaux ont terminé le boulot, vous voyez ce que je veux dire ?

Il se leva et resta courbé sous les barrots.

— Fusiliers, debout ! Sergent Halse, inspection des armes !

Bolitho remonta sur le château et s’aperçut à sa grande surprise qu’il faisait suffisamment jour pour distinguer la terre qui s’annonçait par le travers ainsi que les gerbes d’écume qui jaillissaient parmi de sinistres rochers.

— On est au vent de la côte, murmura Dancer. Si le second avait mis une heure de mieux, on aurait eu du mal à en sortir.

— Monsieur, j’aperçois quelque chose sur la pointe !

Verling leva sa lunette.

— Oui, il a disparu, sans doute un guetteur. Il ne peut pas traverser l’île, pensa-t-il à haute voix, mais les corsaires doivent avoir un code convenu.

Les voiles claquaient sèchement dans le vent et le gréement en piteux état menaçait de s’écrouler à chaque instant. Il était pourtant plus solide qu’il ne paraissait, songeait Bolitho. Hoggett surveillait les timoniers, le dhow vira élégamment sur tribord pour parer les rochers les plus proches qui défilèrent à une vingtaine de pieds. Leur bâtiment était remarquablement manœuvrant, se dit-il rêveusement ; les marins arabes utilisaient déjà ce genre de navires à une époque où Ton n’avait même pas idée d’un vaisseau comme la Gorgone.

— Voilà la forteresse, annonça Pearce, qui, avec une grimace, ajouta : Dieu du ciel, elle est beaucoup plus imposante de ce côté !

Le plus gros des ouvrages était encore noyé dans l’ombre, on ne distinguait que la plus haute tour et la batterie.

On entendit une détonation et, un instant, Bolitho se dit que la forteresse, après avoir éventé la ruse du capitaine Conway, n’avait pu s’empêcher de tirer. Il se courba en entendant le boulet lui siffler sur la tête avant d’aller terminer sa course dans une gerbe, contre les rochers.

— C’est le Sandpiper, monsieur !

Un marin, dans son enthousiasme à lui montrer le point de chute à bâbord, faillit renverser Verling :

— Il a fait feu !

Verling laissa lentement tomber sa lunette et le regarda plutôt froidement :

— Merci du renseignement, je ne m’imaginais pas qu’il s’agissait d’un miracle !

Un autre bruit de départ, et cette fois le boulet passa dans l’axe puis s’écrasa droit devant.

Verling esquissa un sourire.

— Laissez donc venir un brin, monsieur Hoggett. Je sais bien que Mr. Dallas dispose d’un excellent maître canonnier sur le Sandpiper, mais je préfère malgré tout prendre quelques précautions.

Le dhow changea doucement de route et se retrouva cap sur l’île.

— Pièce de retraite, feu !

Verling s’écarta afin de laisser les marins qui avaient remis en état le vieux canon de bronze plonger un bout de mèche lente dans la lumière avant de sauter en arrière.

Cette antiquité, pratiquement à réformer, fit malgré tout entendre une voix du tonnerre de Dieu qui surprit tout le monde.

— Voilà qui devrait faire l’affaire, commenta Verling, mais j’ai peur que cette pétoire ne nous saute à la figure.

Bolitho aperçut enfin le brick qui arrivait en route convergente. Il serrait bien le vent et ses voiles ne faisaient qu’un triangle blanc.

Il aperçut la lueur d’un nouveau départ et tressaillit en voyant le boulet plonger près de la flottaison dans une grande gerbe qui doucha copieusement les fusiliers et les marins allongés sur le pont.

— Mr. Dallas joue un peu trop bien son rôle, protesta Verling. Encore quelques coups comme ça et je devrai le rappeler à son devoir – il sourit au bosco. Un peu plus tard, naturellement !…

— Il n’est pas reconnaissable, fit Dancer, je ne l’avais encore jamais entendu faire une plaisanterie.

— Écoutez ! fit Verling en levant la main. Un clairon : on a quand même fini par les réveiller !

Puis, redevenant sérieux :

— Répartissez les gens, monsieur Tregorren, vous savez quoi faire. Il y a une espèce de jetée à l’est, juste sous la forteresse. Je sais que les négriers y débarquent et rembarquent leurs esclaves.

Otant alors son chapeau :

— Faites comme moi, débarrassez-vous de tout ce qui ressemble à un uniforme et cachez-vous autant que possible. Passez la consigne aux fusiliers : qu’ils se tiennent prêts et attendent mes ordres, quels qu’ils soient.

Le brick les rattrapait rapidement, pétaillant de tous les bords à coups de six-livres, mais les boulets commençaient à tomber un peu trop près.

Une grande explosion déchira l’air, et une grosse gerbe marqua l’impact juste devant le boute-hors du Sandpiper.

Ses voiles se mirent à faseyer violemment. Mr. Dallas fit envoyer le pavillon de corne comme pour énerver davantage l’ennemi.

Plusieurs flammes léchèrent la muraille de la forteresse, mais les gerbes, quoique toujours aussi énormes, tombaient au hasard et plutôt loin du brick. Bolitho en déduisit que les canonniers étaient encore à moitié endormis ou qu’à leur avis, un bâtiment aussi modeste, déjà pris sous ces mêmes murs, n’oserait jamais s’aventurer plus près.

Mais il se mordit la lèvre quand un énorme boulet passa entre les deux mâts du Sandpiper. Si personne ne fut touché, ce fut miracle, mais plusieurs bouts de cordage tombèrent, entraînés par le vent comme des lianes.

Un seul coup dans une partie vitale, et le brick était désemparé, ou du moins suffisamment affaibli pour aller s’échouer avant d’être repris.

Verling le sortit de ses réflexions :

— Ne restez pas planté là à regarder le Sandpiper, regardez plutôt ce qui se passe devant et préparez-vous à ce qui va arriver. Nous nous trompons peut-être complètement, et la passe n’est pas forcément là où nous croyons : la mémoire de Mr. Starkie a fort bien pu lui jouer des tours.

Bolitho lui jeta un coup d’œil : sans chapeau pour adoucir son visage, son nez était plus protubérant que jamais, et rien d’autre n’arrêtait le regard. Ce visage livrait aussi autre chose : la détermination et l’anxiété, un mélange d’insouciance et de témérité. Il se souvint qu’il avait observé les mêmes caractères sur le visage de ce bandit que l’on menait au gibet.

Le soleil montait au-dessus de la terre et de la forteresse. On apercevait des têtes dans les embrasures et quelque chose qui ressemblait à un mât de pavillon au pied de la muraille. Verling l’avait aperçu lui aussi.

— La passe – il se tourna vers Hoggett. Ce mât est juste à l’intérieur de la darse, sans doute un autre dhow. Mettez le cap dessus.

Il s’essuya le visage.

Tregorren arriva en courant ; il avait du mal à cacher sa grande carcasse derrière les voiles de rechange et les apparaux de pêche qui recouvraient d’un bord à l’autre le pont dégoûtant.

— Tout est paré, monsieur.

Apercevant Bolitho, il soutint son regard sans ciller. Etait-ce méfiance ? Difficile à dire, tant cet homme ne montrait jamais aucune émotion. Ses couleurs lui étaient revenues, et Bolitho se demanda ce qui se passerait si on lui laissait encore le temps de boire un coup avant l’attaque.

— Le Sandpiper abat, monsieur, il tente une nouvelle attaque.

Bolitho hoqueta, deux boulets encadrèrent la coque luisante du brick. Toutes ses voiles battaient, il passait le lit du vent pour s’éloigner du dhow.

Là-haut, sur la muraille, les armes des défenseurs jetaient des éclairs aux premiers rayons du soleil. Il les imaginait très bien, jubilant à la vue de cette piteuse retraite. C’était sans doute un bâtiment modeste, mais qu’on eût réussi à le leur reprendre leur était sûrement resté en travers du gosier. Cela dit, il symbolisait tout de même la puissance de la meilleure marine du monde. Et à présent, à la merci de leurs canons, il était sans défense.

— Il y a des hommes sur la jetée, monsieur, ils nous regardent ! cria Pearce, agenouillé près d’un pierrier.

Le visage buriné de Hoggett se durcit subitement : les minutes à venir seraient déterminantes. Si les pirates se doutaient de leur identité, ils ne tarderaient pas à subir le feu de leur artillerie, et, à cette distance, leur compte était bon. Encore quelques instants, l’île leur couperait la voie du salut.

Bolitho avait des gargouillis plein l’estomac et jeta un regard à Dancer. Son ami avait le souffle court ; il sursauta lorsque Bolitho le prit par l’épaule pour l’obliger à se coucher.

— Tu sais, lui dit-il en riant, s’ils voient tes cheveux blonds, ils risquent fort de se douter de quelque chose !

— Bien vu, commenta Verling, j’aurais dû y penser.

Puis il se concentra sur l’action.

Les tirs d’artillerie avaient repris, mais le vacarme était assourdi depuis que le brick était caché par la forteresse.

Plus près, encore un peu plus près. Bolitho s’humecta les lèvres. Le haut des murs apparut au-dessus du pavois. L’ennemi reconnaissait-il le dhow, était-il déjà rentré dans le port auparavant ?

Les bras croisés, Verling se tenait derrière les hommes de barre. L’un d’eux était noir, comme beaucoup à bord de la Gorgone. Cela leur donnait une petite touche de vérité, et Verling ressemblait à s’y méprendre à un marchand d’esclaves.

— Affalez la grand-voile !

La lumière submergea le pont quand la masse de toile rapiécée et de lanières de cuir tomba en paquet.

Immobiles, en longue robe blanche flottant au vent, une douzaine de silhouettes se tenaient au bout de la jetée. On distinguait un peu plus loin l’entrée d’un souterrain qui perçait la base de la muraille. Quelques petits bâtiments y étaient mouillés, mais un dhow assez semblable au leur, trop grand pour faire passer ses mâts, était resté embossé à l’extérieur.

Plus que trente pieds, plus que vingt…

L’un des spectateurs poussa un cri et un autre se précipita dans les marches pour voir le dhow de plus près.

— Accostez, fit doucement Verling, ils vont nous tomber dessus !

Il tira son sabre du fourreau et sauta sur le quai avant que les timoniers de Hoggett eussent rentré le grand aviron.

Tout se précipita soudain. Les pierriers de chasse et de retraite firent feu simultanément sur les hommes de la jetée. Les uns furent fauchés et s’effondrèrent en hurlant sous la mitraille, d’autres, au bout de la jetée, furent massacrés par les pièces de poupe.

Ses jambes portaient Bolitho sans qu’il s’en rendît compte ; il se retrouva derrière le second sans même se souvenir qu’il avait quitté le dhow. Des marins surgissaient de tous les panneaux en hurlant et se précipitèrent vers la voûte. Un feu de mousquets éclata depuis la muraille, quelques matelots s’effondrèrent avant d’avoir fait dix pas.

L’effet de surprise joua tout de même à plein. Les défenseurs avaient sans doute fait preuve de négligence, habitués qu’ils étaient depuis longtemps au spectacle des esclaves terrifiés qui peuplaient habituellement la jetée. Ils furent massacrés sur place par l’attaque des marins qui leur tombaient dessus au couteau et à la hache.

— Suivez-moi, la Gorgone !

Verling n’avait plus besoin de son porte-voix.

— Sus à eux !

Ils se ruèrent sous la voûte et dépassèrent les quelques embarcations mouillées là. Les défenseurs avaient enfin compris ce qui se passait, et les marins furent accueillis par un feu nourri.

Criant et jurant, courant à s’en faire mal, le souffle court, ils se retrouvèrent progressivement coincés entre deux parois et s’amoncelèrent à l’endroit même, poussés par ceux qui arrivaient encore derrière. Toute progression finit par devenir impossible.

Bolitho se battait au sabre avec une espèce de géant qui poussait de terribles ahans chaque fois qu’il abattait sa lame. Il sentit quelque chose glisser le long de ses côtes et entendit Fairweather :

— Tiens, prends donc ça !

L’objet qui avait touché Bolitho était la pique de Fairweather, qui manqua de lui échapper des mains lorsque le pirate roula en bas des marches.

D’autres marins tombaient pourtant. Bolitho, épaule contre épaule avec Dancer et Hoggett, sentait sous ses pieds des membres qu’il écrabouillait. Les sabres et les haches commençaient à leur paraître bien lourds.

Quelqu’un glissa sur le côté et s’effondra : Pearce. Ses yeux étaient déjà vitreux, du sang coulait de sa bouche et il avait perdu conscience.

Fou de colère, à moitié aveuglé par la sueur, Bolitho frappa de sa garde un homme qui tentait d’achever un matelot blessé. Il s’écarta un peu, se fendit et enfonça sa lame sous l’aisselle du pirate.

— Tenez bon, les gars ! cria Verling, le cou et la poitrine couverts de sang.

Il était maintenant coupé du plus gros de ses hommes par un groupe de diables hurlants. Bolitho se retourna en entendant Dancer, noyé au milieu des autres : il avait dû glisser dans du sang et son sabre lui avait échappé. Il pivota ; un pirate arrivait sur lui, le cimeterre levé.

Bolitho essayait de se débarrasser de son adversaire pour s’approcher de lui quand il fut violemment bousculé : Tregorren chargeait comme un taureau, il frappa le pirate à toute force et lui fendit la tête de la gorge à l’oreille.

Au milieu des cris et des tintements de l’acier, ils entendirent une sonnerie de clairon, puis la grosse voix si reconnaissable de Dewar :

— Fusiliers, en avant, marche !

Bolitho réussit à tirer son ami en dehors de la mêlée pour le mettre à l’abri des armes blanches. Il n’en pouvait plus de bruit et de fureur.

L’attaque énergique de Verling avait un objectif limité : il s’agissait d’obliger les pirates à abandonner la défense de la muraille pour se concentrer sur l’entrée menacée par le dhow. Bolitho imaginait sans peine ce qu’avait pu être l’angoisse des fusiliers, rampant jusqu’aux murs, obligés d’attendre le signal pendant que leurs camarades se faisaient hacher.

Mais ça y était, ils arrivaient enfin. Les tuniques rouges et les baudriers blancs brillaient au soleil comme à la parade. Verling fit signe à ses hommes de reculer, et le major Dewar leva son sabre :

— Premier rang, feu !

La salve des mousquets fit des ravages au milieu des corps entassés dans l’escalier. Les fusiliers marquèrent une pause pour recharger dans un ensemble impressionnant : baguettes qui se lèvent et qui replongent d’un seul mouvement, second rang qui avance d’un pas, met un genou en terre, on vise, on tire.

C’était plus qu’il n’en fallait. Les défenseurs se retirèrent en désordre et se débandèrent par l’entrée.

Dewar levait son sabre :

— Baïonnettes au canon ! ordonnait-il. Fusiliers, à la charge !

Hurlant comme des démons, ses hommes oublièrent leur discipline légendaire pour se ruer à la poursuite de l’ennemi.

— Sus ! Sus à eux !

Les marins, la respiration haletante, en sang pour la plupart, baissèrent leurs armes et laissèrent passer leurs camarades.

— Aidez-moi à emmener George, demanda Dancer.

Ils traînèrent le corps désarticulé de Pearce à l’ombre d’un mur. Il regardait fixement le ciel, la mort faisait déjà son ouvrage.

— Par ici, monsieur ! cria Hoggett, en leur montrant de grandes portes doublées de fer. C’est plein d’esclaves !

Bolitho se leva tout tremblant et dut prendre appui sur son sabre. Il échangea un regard avec Tregorren qui lui demanda :

— Ça va ?

— Oui, oui, monsieur.

— Parfait, fit Tregorren, prenez des matelots avec vous et suivez les fusiliers.

On entendit un coup de canon dont les échos se répercutèrent dans toute la baie, puis une pluie de fer et des pierres qui s’écroulaient.

Verling enveloppa grossièrement d’un chiffon son poignet en sang et finit de serrer le nœud à l’aide des dents.

— La Gorgone arrive.

Il n’en dit pas plus.

Tirant sans interruption, le soixante-quatorze commençait à ouvrir une brèche dans la forteresse. Mais le bombardement n’ajoutait pas grand-chose aux difficultés des défenseurs : ils étaient attaqués par la horde des fusiliers et, avec deux bâtiments de guerre au pied de la muraille, leur compte était bon.

Le major Dewar apparut soudain en haut des marches. Il avait perdu son chapeau et portait une grande balafre au front. Il rendit compte en riant, annonçant que toute défense avait cessé. Et, comme pour mieux prouver ce qu’il avançait, le pavillon noir disparut à l’instar d’un oiseau mort, remplacé sous les vivats par le pavillon du bâtiment.

Tout étourdis encore par ce combat féroce, ils escaladèrent les escaliers jusqu’au sommet des fortifications. Les canons abandonnés pointaient toujours vers la mer, inutiles désormais. Il y avait des morts et des mourants dans tous les coins, et bon nombre de fusiliers parmi eux.

Bolitho et Dancer marchèrent jusqu’au sommet et contemplèrent les navires dans le lointain. La silhouette du petit brick était déjà moins nette dans la brume, mais la Gorgone se découpait majestueusement. Elle faisait route à faible vitesse vers l’île, les quelques gabiers restés à bord carguaient les hautes voiles en faisant de grands gestes à leurs camarades et Ton devinait les acclamations qu’ils leur lançaient.

Tout était étrangement calme maintenant. Bolitho se tourna vers Dancer : de grosses larmes coulaient sur ses joues.

— Calme-toi, Martyn, c’est fini.

— Je pensais à George Pearce, je me sentais si proche de lui. Et toi aussi.

Bolitho se détourna. La Gorgone jetait l’ancre dans les eaux tranquilles de la baie.

— Je sais, fit-il, mais nous sommes vivants, grâce au ciel.

Verling s’approcha.

— Vous êtes aveugles, ou quoi ? Vous croyez que je peux tout faire moi-même ?

Il regarda leur bâtiment et eut un sourire triste.

— Je sais bien ce que vous ressentez, allez.

Ses traits graves se détendirent un peu :

— Je ne pensais pas revoir cette vieille baille.

Et il retourna à sa tâche, aboyant déjà de nouveaux ordres.

Bolitho le regarda pensivement s’en aller.

— Voilà qui prouve qu’on ne sait jamais tout d’un homme.

Ils redescendirent de la muraille. Épuisés mais toujours disciplinés, les fusiliers et les matelots se rassemblaient au pied du pavillon.

Verling avait retrouvé sa voix habituelle, lorsqu’il s’adressa à ses hommes :

— Soyez fiers de vous, et souvenez-vous bien de ce jour. Vous êtes ceux de la Gorgone, c’est une réputation difficile à soutenir – il fixa Bolitho – et cela conduit souvent à la mort. À présent, vous allez libérer les prisonniers de leurs fers et prendre soin des blessés. Ensuite – il leva les yeux vers les couleurs qui dansaient doucement au vent, comme surpris de les voir là –, nous rendrons les derniers devoirs à ceux qui ont eu moins de chance.

Quand le soir tomba, le plus gros des blessés avait été transporté à bord de la Gorgone. On enterra les morts derrière la muraille. Un vieux marin, appuyé sur son sabre, eut ce seul commentaire en guise d’oraison funèbre :

— Je parie que cet endroit verra bien d’autres combats. Au moins, la prochaine fois, les pauvres vieux auront une vue imprenable.

L’obscurité effaçait les traces du bombardement. Côte à côte près de la coupée, Bolitho et Dancer admiraient les derniers rayons du soleil qui coloraient le pavillon, tout là-haut, au sommet de la forteresse.

En dépit de fouilles minutieuses, ils ne purent mettre la main sur Raïs Haddam. Peut-être s’était-il enfui, peut-être n’était-il pas là. Il ne fallait pas compter sur les pirates pour parler ou trahir ses cachettes : ils le craignaient encore plus que leurs vainqueurs, auprès de qui ils ne risquaient guère que la mort par pendaison.

Le capitaine Conway allait devoir régler tout cela, songea Bolitho qui tombait de sommeil : conduire les esclaves à terre, enclouer les canons avant de les précipiter dans la mer, et tant d’autres choses encore.

Ils entendirent des pas derrière eux et se retournèrent : c’était le capitaine, en uniforme impeccable, comme si rien ne s’était passé.

Il les regarda, impassible.

— Le premier lieutenant me dit que vous vous êtes parfaitement comportés, et j’en suis heureux. Quant à vous, monsieur Bolitho, il ajoute que vous avez montré toutes les qualités que l’on attend d’un officier du roi. J’en ferai mention dans mon rapport à l’amiral.

Il les salua rapidement et retourna à l’arrière.

Dancer se tourna vers Bolitho, mais son sourire s’effaça : penché sur le bastingage, son ami pleurait, les épaules secouées de sanglots. Richard se reprit et agrippa le bras de son ami pour le rassurer :

— Tu sais, Martyn, lui dit-il au milieu de ses hoquets, les choses ont changé : le capitaine s’est souvenu de mon nom !

 

A rude école
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